Le Petit journal politique de Vernon révélait la semaine dernière le partage à venir par le conseil général de l’Eure du poids financier du déploiement du très haut débit par fibre optique dans le département. Cette semaine, revue de détails sur ce choix controversé.
Le très haut débit, c’est 100 Mb/s en débit descendant quelle que soit la distance avec de la fibre optique. Soit une multiplication par quatre ou cinq du débit théorique maximal de l’ADSL, et souvent beaucoup plus pour les abonnés éloignés du central téléphonique.
Les communautés de communes et d’agglomération devront assurer au moins 20 % du coût du déploiement du très haut débit, ainsi que sa mise en oeuvre. Cela passera par la création d’un syndicat mixte ouvert (SMO).
Hervé Maurey (UDI), sénateur-maire de Bernay et spécialiste reconnu du sujet, estime que le conseil général “refile totalement le bébé” aux structures intercommunales, financièrement, techniquement et juridiquement.
Rachid Mammeri (PS), responsable projet technologie et information au Département de l’Eure, affirme que le conseil général “ne laissera pas les établissements intercommunaux faire ça tous seuls” du côté de la mise en oeuvre technique. L’aspect financier reste toutefois entouré d’un certain flou, voire d’un flou certain, pour les intercommunalités euroises.
Sommaire:
- Chronologie du déploiement eurois
- Les intercommunalités en charge du dossier
- Un syndicat mixte ouvert (SMO) et des promesses
- Eure, premiers arrivés, premiers servis
- Fibre optique et très haut débit : un financement incomplet
- Dans l’Eure, l’urbain favorisé, pas de péréquation
- Le très haut débit déterminant pour la réussite économique
- La CAPE, une situation particulière… et ubuesque
Chronologie du déploiement eurois
Dans, l’Eure, trois zones seront couvertes directement par Orange et SFR : Vernon, Louviers, et l’agglomération d’Evreux, soit environ 20 % de la population. Les collectivités concernées n’auront rien à dépenser pour la couverture de ces zones, considérées comme rentables par les opérateurs.
Pour le reste de l’Eure, la couverture de 100 % du territoire est estimée à 386,6 millions d’euros, à réaliser d’ici 2030, d’après le schéma d’aménagement numérique du conseil général.
Une première tranche, évaluée à environ 200 millions d’euros, doit permettre la couverture de 70 % de la population euroise (zones les plus denses), des zones d’activité comme le Long Buisson, et des établissements scolaires et de santé.
La seconde tranche, d’environ 180 millions d’euros, devrait permettre de terminer la couverture du territoire. Elle se portera sur les zones les moins denses, rurales et actuellement assez mal desservies.
Un processus inverse de celui du département voisin de l’Oise, par exemple, qui a décidé de commencer à déployer la fibre dans les zones aux connexions les plus lentes, afin de résorber “la fracture numérique” existante.
Les intercommunalités en charge du dossier
La plupart des structures intercommunales de l’Eure l’ont appris il y a peu : le conseil général a décidé de leur confier la maîtrise d’ouvrage du déploiement de la fibre optique. Il se contentera d’assurer lui-même le déploiement pour les zones d’activité économique, les établissements scolaires et de santé.
Cela signifie que les communautés d’agglomération et de communes devront réaliser les études dites “de pistage”, pour définir la structure géographique de leur réseau très haut débit. Elles seront également responsables du lancement des travaux de déploiement : appels d’offres, choix des prestataires, etc.
Pour Rachid Mammeri, qui cite la communauté de commmunes de Conches-en-Ouche ayant lancé son étude, “la connaissance du territoire a permis de réduire les coûts d’environ 30 %” par rapport aux estimations initiales1.
Un syndicat mixte ouvert (SMO) et des promesses
La décision de confier la maîtrise d’ouvrage aux communautés de communes et d’agglomération inquiète les élus locaux rencontrés. Hervé Maurey affirme que dans les statuts du SMO, seule la commercialisation des lignes de fibre optique est évoquée noir sur blanc. Il considère donc que le déploiement reste à sa charge, juridiquement et techniquement2.
Selon lui, confier la responsabilité du déploiement aux intercommunalités, “ce n’est pas le bon échelon”. Il estime que beaucoup de communautés de communes “n’ont pas les compétences techniques pour choisir les bonnes technologies”. Rachid Mammeri, de son côté, assure que le conseil général fournira une assistance technique poussée pour le pistage et le déploiement.
Pour le sénateur-maire de Bernay, ces assurances ne sont qu’un vœu pieux dès lors que rien n’est écrit, et il assure que l’Eure est le seul département à avoir fait ce choix :
Quand je rencontre les responsables nationaux, y compris la ministre chargée du numérique [NdA : Fleur Pellerin], je parle de ce qui se passe dans l’Eure et on me regarde avec incrédulité.
Rachid Mammeri lui répond qu’à Bernay, qui débute le déploiement du très haut débit, “c’est le Département qui a rédigé les documents pour lancer le marché public”. Une manière de montrer que si rien n’est écrit, le conseil général compte assumer ses promesses…
Eure, premiers arrivés, premiers servis
Ce sera une particularité euroise, du moins par rapport aux départements voisins. Elle découle du fait que le conseil général considère que chaque communauté de commune ou d’agglomération “reste maître chez elle”. Le Département se refuse à toute “prise de pouvoir” en matière de déploiement.
Les dossiers seront traités techniquement et financièrement par le conseil général dans leur ordre de réception. Rachid Mammeri est très clair sur les capacités euroises :
Il faut être honnête, il y a 230 000 prises à faire, tout le monde ne l’aura pas en même temps, sous Giscard le téléphone ne s’est pas fait en un jour.
On risque d’assister à une véritable ruée des collectivités une fois que celles-ci auront réalisé l’importance de la file d’attente pour les financements et l’aide technique. Le goulot d’étranglement devrait d’ailleurs être national sur l’aspect technique, compte tenu des besoins.
Le dynamisme des élus locaux sera crucial dans l’Eure pour faire passer leur territoire en priorité. Rachid Mammeri ne s’en cache pas :
Ca se jouera aussi sur l’implication de l’élu en charge du numérique. S’il est actif, ça marchera, sinon ça ne marchera pas. De toute manière, si je reçois les dossiers de 20 EPCI [NdA : intercommunalités] qui demandent le déploiement, on n’a pas les finances pour tout fibrer demain3. Même pour trouver des bureaux d’étude ça devient dur, j’ai de moins en moins de réponses aux appels d’offres.
Fibre optique et très haut débit : un financement incomplet
L’Eure, contrairement à d’autres départements comme le Calvados, ne touchera pas de subventions ou presque de l’Union Européenne pour le déploiement du très haut débit. Si l’Eure est un département plutôt “pauvre”, la Haute-Normandie, elle, est une “région riche” pour l’UE, explique Rachid Mammeri, visiblement un peu amer de cette décision européenne4.
Cette absence de subventions européennes serait un des motifs ayant conduit le conseil général à désigner comme maîtres d’ouvrage les intercommunalités. Ces dernières se voient ainsi obligées de financer au minimum 20 % de leur futur réseau, car un maître d’ouvrage ne peut descendre sous cette proportion : “Le président Destans l’a bien dit, c’est la loi”.
De son côté, selon Rachid Mammeri, le conseil général compte apporter également 50 millions d’euros pour la première tranche du déploiement : 70 % de la population couverte, 200 millions d’euros estimés au total.
Rachid Mammeri assure que la Région Haute-Normandie aurait promis un apport de 50 millions d’euros pour cette première tranche en 2012. Là, ça se complique : selon le CESER (mars 2013), un organisme consultatif du conseil régional, il était prévu 15 millions d’euros pendant 15 ans, soit 225 millions d’euros, pour toute la Haute-Normandie.
La Région, de son côté, contredit son propre organisme, en répondant que “la participation de la collectivité était estimée à un maximum de 15 millions d’euros par ans sur 10 ans”, soit 150 millions d’euros pour toute la Haute-Normandie.
Si elle assure que les deux départements seront traités “avec une totale équité”, elle ne donne cependant aucune assurance à quelque niveau que ce soit :
Pour l’heure, nous attendons de savoir ce que la future loi de décentralisation proposera en termes de compétences liées au numérique. Enfin, la prochaine génération de contrats avec les territoires ne verra le jour que courant 2014.
Dans le cadre du Fonds de Solidarité Numérique (FSN), Rachid Mammeri estime que l’État devrait verser 18 à 19 millions d’euros pour les deux tranches. En prenant le chiffre de 20 % de financement, le minimum légal, les intercommunalités devraient financer environ 40 millions d’euros.
Reste un trou de 50 millions d’euros, non financé à l’heure actuelle, pour couvrir 70 % de la population euroise. Cela dans l’hypothèse, qui semble très optimiste aujourd’hui, où le conseil régional financerait bien 50 millions d’euros de la première tranche euroise…
Cependant, même la participation financière de l’Eure n’a pas, selon Hervé Maurey, fait l’objet de délibérations qui garantiraient ces fonds aux communautés de communes et d’agglomération. Difficile, dès lors, de se lancer dans des travaux d’une telle envergure :
Pour les subventions, on est dans les supputations, c’est le flou le plus total. Je déplore que les communautés de communes doivent se lancer dans le truc sans avoir de subventions assurées. A la dernière réunion [NdA : du conseil général], on nous dit qu’en mettant bout à bout, on aura peut-être 50 % de subventions, mais sans réelles certitudes.
Dans l’Eure, l’urbain favorisé, pas de péréquation
La péréquation représente les transferts financiers entre territoires riches et pauvres au sein d’une même structure territoriale. Ce sera probablement le point le plus sensible dans les années à venir. Un point qui découle, dans l’Eure, du choix du conseil général de laisser la maîtrise d’ouvrage aux intercommunalités.
Explication : chaque communauté de communes ou d’agglomération devra débourser au moins 20 % du déploiement de la fibre optique. Le tarif moyen de ce déploiement est de 2500 € HT par prise, beaucoup plus élevé dans les communes rurales souvent moins riches, beaucoup plus faible dans les communes urbaines souvent plus riches5.
Les communes les plus rurales devront donc débourser des sommes beaucoup plus élevées pour couvrir leur territoire, alors même qu’elles sont souvent les moins riches. Ces communes seront aussi les dernières à être reliées au très haut débit dans l’Eure.
Pas de quoi réduire les inégalités au sein du département, donc, selon Hervé Maurey :
On va très vite avoir une différence colossale dans la couverture numérique du territoire, avec toutes les conséquences que l’on imagine pour l’emploi et l’activité économique. Dans la Manche, il y a aussi un syndicat mixte ouvert, mais il est chargé du déploiement du très haut débit, il y a péréquation.
Le sénateur-maire de Bernay estime également que les choix du conseil général vont mettre l’Eure en difficulté par rapport aux départements voisins, dont la plupart envisagent une couverture totale plusieurs années avant le plan de déploiement eurois :
J’espérais que les choses changent avec le nouveau gouvernement [NdA : que l’État reprenne en main le déploiement du très haut débit]. Actuellement, si vous n’avez pas des collectivités extrêmement dynamiques et volontaristes, on a des fractures terribles d’un département à l’autre. Dans le département de l’Oise, du Calvados, vous verrez la différence avec l’Eure.
Le très haut débit déterminant pour la réussite économique
C’est peut-être le seul point sur lequel s’accordent Hervé Maurey et Rachid Mammeri. Pour ce dernier, c’est même “le deuxième critère d’installation des entreprises de plus de 100 salariés”.
Dans les prochaines années, le très haut débit deviendra également un critère de plus en plus important pour les PME et les artisans, ainsi que pour les particuliers dans le choix de leur logement. Même une bonne connexion ADSL est déjà actuellement à saturation pour un usage intensif de quelques utilisateurs simultanés.
Selon Rachid Mammeri, la compétitivité économique devrait pousser les élus locaux au dynamisme, par comparaison avec les territoires voisins qui déploieront avant eux le très haut débit :
Pour bien connaître les élus, ça se propagera naturellement, il y a un effet boule de neige. À Amfreville-la-Camapgne, Daniel Leho a voulu le très haut débit sur sa zone d’activité. Il a remarqué que l’attractivité de son territoire à augmenté, avec l’installation d’une société américaine et 60 ingénieurs. Du coup, il a demandé une étude de pistage.
Il se montre d’ailleurs plutôt optimiste sur la volonté des élus locaux eurois :
J’ai rarement vu autant de monde à la dernière réunion, je suis extrêmement sollicité. Les EPCI [NdA : intercommunalités] ont compris que le sujet était aussi important que les routes.
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La CAPE, une situation particulière… et ubuesque
La ville la plus importante de la communauté d’agglomération, Vernon, sera couverte en très haut débit par Orange entre 2015 et 2020, comme Louviers. L’opérateur ne dispose pas pour le moment “de planification plus précise”, mais assure que cela changera l’année prochaine :
La Direction Régionale, en concertation avec les collectivités concernées, affinera le calendrier de déploiement à partir de 2014.
Ce qui n’empêche pas les mairies concernées de poser les fourreaux nécessaires au passage de la fibre optique lors des travaux de voirie, comme le recommandent la Région et le Département, pour éviter de tout rouvrir lors du déploiement6.
Le contrat passé entre l’État et les opérateurs stipule qu’aucun sous-répartiteur public ne pourra se trouver sur le territoire de Vernon, sous peine de perdre les subventions du fonds de solidarité numérique7.
En conséquence, la CAPE devrait installer le sous-répartiteur dans une autre ville, probablement vers Pacy-sur-Eure. Cela complique techniquement et financièrement l’étude de pistage, puis le déploiement lui-même. Ils coûteront plus cher à la collectivité qu’en passant par Vernon8.
La zone urbaine la plus lésée de la communauté d’agglomération par cette obligation sera, pour changer, Saint-Marcel. Comme lors du déploiement du haut débit, la ville ne sera pas couverte par les opérateurs privés car pas assez rentable. Et comme elle est à une extrémité de la CAPE, elle sera probablement parmi les dernières à recevoir le très haut débit. Les Saint-Marcellois n’ont donc pas fini de maudire leur connexion, équivalente à du 512 Ko/s pour le haut de la ville…
Mise à jour (27 juin 2013)
La mairie de Vernon vient d’avoir ses premières réunions avec Orange. La ville n’aura pas à ouvrir ses rues pour poser des fourreaux. À lire ici : Très haut débit : la fibre optique à Vernon dès 2016